MÜTTERLEIN /// INTERVIEW AVEC PIERRE AVRIL /// LE SCRIBE DU ROCK
INTERVIEW MARION LECLERQ / MÜTTERLEIN / PIERRE AVRIL / LE SCRIBE DU ROCK
« Je suis la bête immonde que vous portez en vous. »
Antonin Artaud
Bonjour Marion et sois la bienvenue dans Le Scribe Du Rock ! Peux tu résumer l'histoire de Mütterlein pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore ton projet ?
Musicalement tu navigues entre plusieurs ports, à savoir la musique rituelle, le black metal, le dark ambient, l'EBM, le goth et j'en passe. Comment t'es tu retrouvée à mixer ces différentes sensibilités musicales ?
Je ne me suis jamais vraiment dit : “je vais mélanger tel ou tel style”. Ces sensibilités musicales sont entrées naturellement dans ce que je fais, parce qu’elles me traversent depuis longtemps. Mütterlein me ressemble parce que j’écoute énormément de choses, sans cloison. Je prends vraiment autant de plaisir à plonger dans un disque de The Cure, de Pharmakon, de Colin Stetson ou de Terra Tenebrosa... Ce sont des univers très différents, mais ils ont tous en commun une forme de sincérité brute, d’intensité ou de tension émotionnelle. Et c’est ça qui me parle. Alors, quand je compose, ces traces remontent, pas de manière calculée, mais parce qu’elles font partie de mon langage intérieur. Je crois que je ne cherche pas à fabriquer une “identité sonore”, mais plutôt à trouver la forme juste pour chaque morceau, chaque émotion.
Alors que Mütterlein a été fondé en 2014 tu as sorti ton troisième album "Amidst the Flames, May Our Organs Resound" récemment. Peux tu nous parler des thématiques des morceaux ?
Chaque album de Mütterlein est une sorte de plongée dans un territoire émotionnel ou psychique, et “Amidst the Flames, May Our Organs Resound” ne fait pas exception. Celui-ci est profondément traversé par une réflexion sur les violences silencieuses, structurelles, celles qui marquent les corps, les mémoires et les récits oubliés. Il est question d’oppression, de sacrifice, d’instrumentalisation — notamment celle du corps des femmes — mais aussi de résistance intérieure, de dignité souterraine.
Certaines figures hantent l’album, comme celle d’Anarcha Westcott, femme noire réduite au silence et utilisée comme cobaye médical au XIXe siècle. À travers elle, ce sont toutes les voix qu’on n’a pas entendues que j’essaie de laisser résonner — non pas pour les incarner, mais pour leur faire de la place, dans la matière sonore, dans l’ombre. Plus largement, c’est un disque qui parle de ce que la douleur fait au corps, de ce qu’on tente de reconstruire avec ce qui reste. Ce n’est pas un concept-album, mais il y a une tension qui lie les morceaux, une sorte d’architecture intérieure, organique, qui s’est imposée d’elle-même.
Tu as travaillé avec de grands noms du black metal comme Vindsval (Blut Aus Nord) ou l'inclassable Dehn Sora. Que représente pour toi le black metal et comment ce genre est entré dans ta vie ?
Le black metal a été une vraie claque quand je l’ai découvert, adolescente. Ce n’était pas seulement une musique, c’était un choc esthétique. Ce qui m’a attirée, c’est cette tension brute, cette rage qui ne cherche pas à plaire. Une forme de rejet des conventions, presque une solitude hurlée. Et ça, je crois que ça m’a parlé très tôt.
Je n’ai jamais été une puriste du black metal — ni d’aucun genre, d’ailleurs. Je m’attache à ce que dégage un projet : sa sincérité, sa nécessité. Ce qui m’attire, ce sont les musiques qui bousculent, qui cherchent sans forcément trouver, mais avec une forme d’intégrité. Je fuis les dogmes, les esthétiques trop bien huilées, les postures, le folklore.
Travailler avec Vindsval ou Dehn Sora, ce sont deux expériences très différentes, mais précieuses. Je joue régulièrement sur scène avec Treha Sektori : il y a une proximité instinctive entre nos projets, une affinité artistique profonde. Avec Vindsval, on se connaît moins, mais le premier Eitrin a été une super expérience. Ça m’a permis de sortir de mes repères, d’explorer un autre langage. Mütterlein est un projet très intime, alors parfois, c’est salutaire d’en sortir, de se mettre au service d’un autre univers.
Mütterlein c'est « la mère ». Te vois tu comme une mère avec son bébé musical ou cela recouvre t'il une autre réalité ?
Pas du tout. Le nom « Mütterlein » vient d’une chanson de Nico, sainte patronne de la musique sombre et expérimentale, mais c’est surtout une manière de questionner les représentations figées du féminin et du maternel. Cette image idéalisée de la mère douce, protectrice, lumineuse... c’est une construction qui laisse peu de place à la complexité, à l’ambivalence, parfois à la violence. Je pense aussi à la notion de Muttersellenallein — cette solitude absolue, profonde, presque spectrale. Elle dit quelque chose de puissant : entre fragilité et endurance, une forme de survie dans le retrait.
Il y avait aussi, sans doute, une volonté de me tenir à distance de certaines esthétiques très codifiées, très démonstratives, qui occupent parfois beaucoup de place dans les musiques dites extrêmes. Mütterlein me semblait à l’opposé de ça : plus ambigu, plus intériorisé, plus libre. En tout cas, le tragique et la violence les plus profonds appartiennent rarement à ceux qui cherchent à impressionner.
Ta musique est très sombre et envoûtante. Peux tu nous parler des artistes qui t'ont influencée (musicalement, visuellement, littérairement) ?
Je ne pense pas en termes de références fixes, mais plutôt en constellations d’œuvres ou d’artistes qui m’ont accompagnée à des moments clés, et qui ont laissé des traces — parfois conscientes, parfois bien plus enfouies.
Il y a toujours eu cette attirance pour les formes d’expression où l’émotion est à nu, où quelque chose de profond et dérangeant se dit sans fard. Pornography de The Cure, la pièce 4.48 Psychose de Sarah Kane, ou les tableaux de Francis Bacon : ce sont des œuvres qui creusent la chair et la psyché, qui osent la fragilité, l’ambivalence, la perte de repères.
Je suis aussi très sensible à l’art brut, cet art hors des normes, spontané, souvent habité par une urgence intérieure. Michel Thévoz, qui a beaucoup théorisé ce mouvement, m’a ouvert des perspectives sur la puissance de ce qui ne cherche pas la beauté ni la reconnaissance, mais simplement à exister. Cette idée d’une expression brute, presque animale, rejoint un peu ce que je cherche dans ma musique.
Ce que je cherche, ce ne sont pas tant des influences directes, mais des échos — cette façon qu’ont certains films, certaines musiques, certains textes, de provoquer un basculement intérieur. Le cinéma m’a marquée quand il devient rituel — chez Lars von Trier ou dans des films comme Saint Maud ou Hereditary, où le malaise devient presque sacré. Et puis il y a ces figures littéraires qui savent tenir ensemble violence, lucidité, et une tendresse désespérée.
Enfin, il y a des lectures plus théoriques, parfois psychanalytiques, qui m’aident à mettre des mots sur ce que je ressens — notamment autour du féminin, du deuil, ou de l’abjection. Tout cela se mêle de manière instinctive, organique. Mon seul vrai critère, c’est l’intensité. Je suis attirée par les œuvres qui unissent la profondeur de la pensée à la force brute des émotions.
Certains de tes titres depuis le début portent les traces d'un engagement (« Lesbian Whores and Witches », « Violence and Misery », « Anarcha »). Le mot est-il trop fort ? Peux tu nous parler de tes engagements ?
Je ne parlerais pas d’« engagement » au sens militant. Ce qui traverse ma musique, ce sont des colères sourdes, des expériences de l’invisible, des formes de douleur que les individus préfèrent le plus souvent ignorer. Mon travail de clinicienne m’a confrontée à des existences fragiles, fracturées — ces voix réduites au silence, ces douleurs muettes, me hantent.
Lesbians, Whores & Witches, tout premier morceau et quasi manifeste du projet, est né en réaction à la vague de haine déchaînée contre le mariage pour tous. Une violence institutionnelle, décomplexée, qui s’est répandue dans la rue avec une brutalité sidérante. C’était la première fois que je voyais une mobilisation aussi massive… contre des droits. Et aujourd’hui, j’ai l’impression que le monde entier s’enfonce dans un nouvel obscurantisme.
Je ne fais pas de musique à slogans. Mais il y a une charge — intime, politique, symbolique — dans la tentative de faire entendre ce que d’ordinaire on n’entend pas. Résister, ce n’est pas toujours crier. Parfois, c’est simplement inscrire une présence. Je pense souvent à ce que Francis Ponge appelait le peuple muet — ces êtres ou ces choses qu’aucun discours ne représente, et auxquels il faut prêter une voix. Les titres eux-mêmes sont des actes. Des formes d’archive, de mémoire. De contre-histoire.
En "nouveautés" : les derniers Youth Code, Oranssi Pazuzu, Intensive Care, The Body, Coilguns, These New Puritans...
Sinon : le "Glory Glory ! Apathy Took. Helm" de Vile Creature que je viens d'attraper en vinyle et toute la discographie de Twentythree que j'explore copieusement.
Comment vois tu le manque de représentation féminine dans le monde de la musique ? Alors que les mentalités semblent évoluer quelque peu, les résultats ne sont pas encore probants, notamment dans le Metal...
Je crois que la question ne se limite pas à “où sont les femmes” ou “pourquoi si peu de représentantes minoritaires”. Le vrai problème est en amont, dans les choix qu’on fait collectivement : ce qu’on met en avant, ce qu’on valorise, ce qu’on considère comme légitime ou digne d’être écouté.
La responsabilité est autant du côté des programmateurs, des médias, des festivals, que des artistes eux-mêmes. Ce sont des écosystèmes entiers qui reproduisent les mêmes récits, les mêmes visages, les mêmes mythologies — souvent sans même s’en rendre compte. Il ne suffit pas de “laisser la porte ouverte”, il faut activement interroger ce qui est valorisé, transmis, porté.
Et au fond, tout ça repose sur une question de valeurs. Est-ce qu’on veut continuer à célébrer les mêmes figures, les mêmes postures virilistes, les mêmes sonorités depuis cinquante ans ? Ou est-ce qu’on accepte de faire bouger les lignes, de laisser entrer d’autres récits, d’autres sensibilités ? On voit bien que cette tension traverse aujourd’hui le monde du metal : entre un Hellfest qui rejoue les mêmes grands messes d’hier, et des festivals comme le Roadburn qui tentent, à leur manière, de déplacer le centre de gravité.
Je ne suis pas en croisade. Mais j’aimerais un peu moins d’obsession pour l’“héritage” et un peu plus d’attention pour ce qui est en train de naître — même si c’est fragile, dissonant, ou moins immédiatement confortable.
Travailles tu déjà sur un nouveau disque ? Si oui peux tu nous en toucher un mot ?
J’y travaille, oui — même si je ne sais pas encore très bien vers quoi ça tend. J’ai besoin de temps pour chercher sans but précis, pour laisser les choses se déplier sans forcer une forme. Ce qui revient souvent en ce moment, ce sont des pistes plus sèches, plus directes, avec une attention particulière à la voix — plus fragmentaire, moins frontale.
J’ai aussi très envie d’explorer des formats plus courts. Quelque chose de moins monolithique, peut-être plus éclaté. Le prochain disque, s’il se précise, ira sûrement dans ce sens-là.
Nous vivons une ère sombre et violente. Ta musique en est-elle le reflet ou s'agit-il plutôt d'une façon de catharsis ?
Je ne sais pas vraiment si je reflète le monde ou si j’essaie juste de le traverser. Cette violence et cette obscurité sont là, en moi, même quand je ne les cherche pas.
Ma musique, c’est un peu une façon d’exister avec ça, de donner une forme à ce qui pèse, sans illusion de guérison, juste le besoin de ne pas laisser ce qui brûle se perdre dans le silence.
Si Mütterlein devait être un proverbe ou une citation ça donnerait quoi ?
« Je suis la bête immonde que vous portez en vous. » Antonin Artaud
Parfois en écoutant ta musique j'ai comme l'impression d'entendre une forme de bande son pour la fin du monde. Cela te semble t'il approprié ? Est ce la fin du monde ou la fin d'UN monde ?
Oui, je comprends ce que tu veux dire. Ce n’est pas forcément la fin du monde, mais peut-être la fin d’un monde — celui qu’on croyait à peu près cohérent, prévisible. Aujourd’hui, la dystopie n’est plus une fiction : c’est ce qu’on traverse tous les jours, parfois sans même avoir le temps de le nommer.
Je ne compose pas pour décrire cette chute, mais elle est là, en arrière-plan. Une sensation de glissement, de perte de repères, d’inquiétude sourde. L’angoisse est souvent le point de départ. Mais dans cette noirceur, il y a aussi un refus de se laisser engloutir. Une volonté de tenir, de continuer à créer quelque chose — même fragile — qui affirme qu’on est encore là.
Tu sors tes albums chez Debemur Morti, excellent label français connu pour ses groupes expérimentaux. Comment en es-tu arrivée à collaborer avec eux ?
Je pense que ça remonte à l’époque d’Overmars et des disques sortis sur Appease Me. Quand Phil et Vindsval ont lancé Sundust, une branche un peu plus post-punk, ils m’ont proposé de sortir un premier album de Mütterlein, ce qui a donné lieu en 2015 à l’enregistrement de Orphans Of The Black Sun. Après, Sundust a finalement cessé, mais on avait envie de continuer à bosser ensemble, alors on a rapatrié Mütterlein chez Debemur Morti.
Debemur est un label qui défend vraiment bien ses sorties, et surtout, je garde une liberté totale dans ma création, ce qui est super important pour moi. Je suis vraiment contente de la confiance qui s’est installée entre nous au fil du temps.
Merci mille fois Marion d'avoir joué le jeu de l'interview ! A toi de nous donner le mot de la fin !
Merci pour cet échange Pierre. Courage à tous.
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